Bruxelles l’européenne, Jérusalem nouvelle ou nouvelle Babel ?

« Gardez-vous des faux prophètes. Ils viennent à vous en vêtements de brebis mais, au-dedans, ce sont des loups ravisseurs. Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. Cueille-t-on des raisins sur des épines ou des figues sur des chardons ? Tout bon arbre porte de bons fruits mais le mauvais arbre porte de mauvais fruits. Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits est coupé et jeté au feu. C’est donc à leurs fruits que vous les reconnaîtrez » (Mt, 7, 15-20).

Jean-Luc Mélenchon, entrant à l’Assemblée nationale, s’est indigné d’y trouver le drapeau étoilé qui sert d’étendard à l’Union européenne. Parmi ses arguments, on a entendu une référence à la Vierge Marie. Si, historiquement, la volonté de reprendre la symbolique mariale dans le drapeau de l’UE est bien attestée, il faut à un moment dépasser les seuls symboles. Pour ma part, je pense que les chrétiens devraient s’interroger sur la nature profonde de l’Union européenne et sa place dans leur système de valeurs. Car beaucoup sont sincèrement persuadés que l’Union européenne est un projet non seulement compatible avec le christianisme mais, bien plus, d’inspiration voire de structure chrétiennes. Que les eurocrates aient refusé d’inscrire les « racines chrétiennes » de l’Europe dans leur projet de constitution n’empêche pas un grand nombre de croyants d’être persuadés qu’elles sont bien réelles. Et l’idée est d’autant plus facile à concevoir que l’un des « Pères fondateurs » est en cours de procès de béatification et que plusieurs symboles, à commencer par le drapeau donc, sont explicitement inspirés de l’iconographie chrétienne.

Pourtant, il ne faut jamais oublier que les meilleures intentions sont celles dont l’Enfer est pavé et que le Prince de ce monde ne rechigne pas à utiliser à sa guise les symboles et même les textes sacrés.  L’évangile de la tentation au désert le rappelle : il ne suffit pas de savoir citer la Bible pour être un bon chrétien. Le diable lui-même s’y révèle fin connaisseur de l’Écriture et sait habilement s’en servir. De même, il ne suffit pas d’arborer un joli drapeau étoilé pour représenter quoi que ce soit de chrétien. Et, enfin, même les saints peuvent se tromper (ce n’est pas parce que saint Louis pensait nécessaire et pieux de partir en croisade que ce fut nécessairement une bonne décision tant d’un point de vue religieux que d’un point de vue politique).

Question de principe : un marché concurrentiel peut-il être fraternel ?

Quel est le principe fondateur de l’Union européenne ? Quel est le grand dogme qu’elle cherche toujours à faire respecter ? C’est celui du marché libre où régnerait une mythique « concurrence non faussée ». Comment les institutions fonctionnent-elles au quotidien ? Par l’influence de milliers de lobbyistes représentant les intérêts des entreprises et des groupes industriels et cherchant à peser sur toutes les décisions prises par la Commission. La porosité entre la haute fonction publique (européenne ou nationale, d’ailleurs) et les grandes entreprises est devenue totale. Trois scandales ont touché la Commission ces dernières années : José Manuel Barroso, son ancien président, a été recruté chez Goldman Sachs, Connie Hedegaard, ancienne commissaire à l’environnement, chez Volkswagen (après les révélations sur la triche aux émissions polluantes de cette entreprise…) et on s’est aperçu que Neelie Kroes, ancienne commissaire à la concurrence, était dans le même temps propriétaire d’une société off-shore. D’autres cas suivront. C’est inévitable : les entreprises n’ont aucune raison de renoncer à défendre leurs intérêts, il est donc parfaitement logique qu’elles s’y emploient par tous les moyens qu’elles ont à disposition.

L’Union européenne est d’abord et avant tout une union économique, un grand marché. L’union politique ou sociale est censée depuis le début venir s’ajouter un jour à cette union économique mais non la remplacer. Les « pères fondateurs » ont volontairement choisi comme fondation l’économie. Ils pensaient que ce serait la base la plus solide pour pouvoir ensuite construire le reste. Rajouter des étages n’y changera rien ; le caractère économique de l’Union européenne lui est consubstantiel. C’est sa nature, son ADN. On ne peut pas y toucher sans bouleverser le projet de fond en comble. C’est pourquoi les promesses faites depuis des décennies par la gauche (et parfois la droite) de construire « une autre Europe », sociale, humaine, sont aussi répétitives que vaines. Aucune « autre Europe » n’est possible, il ne peut y avoir que « plus d’Europe ». On peut en rajouter une couche, pas modifier les fondations. Il faudrait détruire la structure avec ses principes, faire disparaître ce qui existe pour pouvoir envisager de bâtir autre chose.

L’échec historique : le Saint-Empire

Historiquement, l’idée d’unir l’Europe dans un vaste ensemble politique harmonieux est pourtant bien une idée chrétienne. C’est l’ambition qui se trouve à l’origine du Saint-Empire romain (qui ne s’est pas toujours lui-même considéré comme germanique) créé en 962 par Othon Ier et dissous en 1806 par François II, en pleine période de bouleversements napoléoniens. Ce n’est pas un hasard si la plupart des « Pères fondateurs » de l’Union européenne viennent de terres qui furent des siècles durant des terres d’Empire. Adenauer, Schuman, de Gasperi… sont tous héritiers de cette longue histoire porteuse d’un rêve : que la chrétienté devienne enfin la « tunique sans couture du Christ », c’est-à-dire un unique État sans la moindre frontière pour séparer ceux qui sont frères par la foi.

Mais ce rêve n’a jamais réussi à se concrétiser quand il était explicitement chrétien. Le Saint-Empire est devenu une construction politique dont la complexité administrative extrême n’a pas encore été dépassée par l’Union européenne (bien qu’il semble que ce soit un de ses objectifs et probablement le seul qu’elle soit en passe d’atteindre). Des territoires importants ne sont jamais entrés dans le giron de l’Empire et sont devenus au fil du temps des États indépendants, puissants, capable de tenir tête au Saint-Empire, voire de le vaincre. L’émergence du protestantisme a mis fin à toute possibilité d’unité religieuse parfaite, celle d’États refusant la tutelle de l’Empire à l’extérieur ou en son sein même à l’unité politique avant que le coup de grâce ne soit porté par les suites de la Révolution française et l’épopée de Napoléon et que la question de l’unité de l’Allemagne soit abordée sous un tout autre angle.

Il y a donc bien eu un projet d’union européenne profondément chrétien, et pas seulement par ses racines. Il a échoué et la France s’est construite en bonne partie autour de son refus farouche de l’intégrer. Les Capétiens, dont les débuts sont bien plus modestes que ceux de l’Empire, ont mené une longue lutte de plusieurs siècles avant de devenir ces rois très-chrétiens et absolus, c’est-à-dire indépendants à la fois des autorités spirituelles et temporelles, des évêques et des parlements français d’Ancien Régime comme du pape et de l’Empereur. Une fois leur dynastie bien installée, ils sont allés rechercher au fin fond de temps quasi oubliés l’épisode du baptême de Clovis pour se donner une légitimité symbolique ancienne et, surtout première. Fils aîné de l’Église, le roi de France n’a de comptes à rendre à personne, sinon Dieu. Ni le pape ni l’Empereur ni les institutions religieuses ou civiles nationales n’ont sur lui la moindre autorité car ce n’est pas d’eux qu’il tient son pouvoir. Et la France a toujours préféré défendre ses intérêts en s’alliant à des princes protestants ou aux Ottomans plutôt qu’accepter la soumission à l’Empire au nom de l’unité des catholiques sous l’égide temporelle de l’Empereur et le pallium spirituel du pape.

Il n’est pas nouveau qu’on veuille unir la chrétienté d’Occident (on a simplement remplacé la notion religieuse de « chrétienté » par celle plus géographique d’« Europe »). Il n’est pas nouveau que des Français s’enthousiasment à cette perspective, et particulièrement les plus dévots. Mais il est difficilement compréhensible que l’Union européenne actuelle puisse avoir encore aux yeux de certains une quelconque apparence chrétienne. Il est difficilement compréhensible que des chrétiens puissent croire qu’une union économique, fondée principalement sur un désir d’enrichissement matériel, puisse être d’une façon ou d’une autre un projet chrétien.

L’argent qui nous (dés)unit

S’il y a un point que lequel l’Évangile est clair, c’est que l’amour de l’argent n’est pas compatible avec l’amour de Dieu. « Nul ne peut servir deux maîtres, Dieu et l’argent », « Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux », « Heureux les pauvres car le Royaume des cieux est à eux » (si Matthieu précise « pauvres en esprit », Luc parle bien de « pauvres » tout court), « Une seule chose te manque. Va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres : tu auras un trésor dans le ciel »… La critique de la richesse et surtout de l’état d’esprit qu’elle entraîne bien souvent ne manque pas dans le Nouveau Testament. Et, déjà dans l’Ancien, le prophète Amos dénonce en termes virulents la « bande des vautrés » qui exploitent le petit peuple et méprisent Dieu. Or, l’Union européenne est au service de l’argent. Il ne faut pas lui en vouloir : c’est ainsi qu’elle a été conçue. C’est tout le sens du projet depuis l’origine : commencer par unir les économies pour ensuite unir les peuples et faire disparaître le risque de guerre. Les institutions sont donc mises au service de l’argent dans l’idée que cela leur permettra de passer au fur et à mesure au service d’une plus noble cause. Ce raisonnement est complètement contradictoire avec la manière dont les Évangiles envisagent la question de l’argent. Et il est, en plus, fort contestable en soi. En effet, il est loin d’être sûr qu’une union fondée sur des intérêts économiques soit plus stable et plus susceptible d’apporter la paix qu’une union fondée sur des critères plus idéologiques.

L’idée de Monnet était de fondre les industries indispensables à la guerre moderne dans un ensemble supranational, afin que les États, n’étant plus maîtres des moyens nécessaires à l’effort de guerre, renoncent à déclencher des conflits entre eux. C’était oublier un peu vite que la guerre ne se déroule pas forcément entre nations organisées. Les événements récents l’ont montré : les islamistes livrent une guerre à ce qu’ils considèrent être « l’Occident » en utilisant le terrorisme et non des armées conventionnelles. Leurs moyens semblent parfois dérisoires si on les compare à l’équipement de nos armées mais cela n’empêche pas leurs actions d’être mortelles et spectaculaires. En construisant l’Union européenne « pour la paix », on s’est donc consciencieusement préparé à empêcher la guerre d’avant (en l’occurrence la Première Guerre mondiale, source originelle de la réflexion de Monnet) et non les guerres à venir.

De plus, si des idéologies diverses, nationalisme exacerbé ou fanatisme religieux, ont pu être à l’origine de guerres abominables et de massacres terribles, c’est bien plus encore le cas des intérêts économiques. Simplement, il semble préférable à la plupart des bellicistes de justifier moralement les guerres qu’ils souhaitent lancer. Les intérêts économiques ne sont pas un gage de moralité et il paraît donc opportun de les camoufler sous des considérations plus présentables. Mais les européistes qui fantasment sur les « États-Unis d’Europe » et croient qu’il suffit de partager une même monnaie pour ne pas se faire la guerre feraient bien de se souvenir que l’histoire des États-Unis d’Amérique est marquée par une guerre civile de forte ampleur (et dont les motivations idéologiques s’accompagnaient de très fortes motivations économiques). Plus près, bien plus près de nous, les atrocités qui ont accompagné l’éclatement de la Yougoslavie nous ont montré à quel point l’Union européenne était incapable de jouer un rôle actif et bénéfique pour la paix et à quel point une fédération de peuples ne souhaitant pas être fédérés pouvait mal finir.

Les intérêts économiques des différents peuples actuellement « unis » dans le projet européen ne sont pas convergents. Bien pire, alors que les promoteurs de l’euro espéraient que cette convergence allait être entraînée par la monnaie unique, on constate des divergences de plus en plus grandes. En réalité, cela était prévisible : dans une zone où règne la concurrence, on essaie davantage de développer ses propres atouts, ses avantages concurrentiels, plutôt que d’imiter les autres là où ils seront toujours meilleurs et en avance. Dans cette union monétaire bancale, sans solidarité car sans les transferts de fonds nécessaires des plus riches vers les plus pauvres, les pauvres se sont appauvris, les riches se sont enrichis. L’échec est patent bien qu’on essaie encore de le cacher en trouvant des coupables divers pour ne pas remettre en cause le bien-fondé du principe. Les économistes réclament tous de grands changements : soit une réforme en profondeur de l’euro et un gouvernement unique de la zone pour ceux qui n’ont pas le sens des réalités politiques et humaines, soit une dissolution de l’union monétaire pour ceux qui sont réalistes. C’est qu’on voit bien les sacrifices demandés mais où est la prospérité promise ? C’est qu’on voit bien comment les retraités, les chômeurs, les petits employés sont les victimes de l’austérité mais que rien n’a été demandé aux grands financiers pourtant responsables de la crise récente.

À l’heure actuelle, le pourcent le plus riche de la population mondiale possède autant que les quatre-vingt-dix-neuf autres. Une toute petite élite profite de la « mondialisation heureuse » pendant que l’immense majorité subit des bouleversements terribles. La mondialisation libérale, à la pointe de laquelle se situe fièrement l’Union européenne, n’a rien d’un modèle de développement chrétien. Les entreprises multinationales, toujours à la recherche de l’ouvrier le moins cher et le moins exigeant, peuvent du jour au lendemain déplacer des usines d’un pays à l’autre et mettre sur la paille des milliers de familles. Elles ne s’en privent pas et elles ont raison : dans le cadre des règles actuellement en vigueur, c’est pour elles une question de survie.

En Europe, nous en sommes arrivés au point où seules des subventions permettent à certaines professions de survivre, à commencer par les agriculteurs. C’est un système aberrant économiquement, écologiquement et humainement. Il porte atteinte à la dignité humaine car les chômeurs et les travailleurs subventionnés sont placés dans une position de dépendance qui ne leur permet pas de se nourrir du travail de leurs mains. Il y aura sans doute toujours des pauvres et des malheureux qui devront être secourus mais aucun chrétien ne devrait défendre un système qui les produit en masse. On sait les ravages que le chômage provoque sur l’estime d’eux-mêmes des chômeurs, sur leur famille, sur leurs enfants. On sait que leur situation invivable pousse de très nombreux agriculteurs au suicide. Aujourd’hui, la mondialisation libérale détruit un grand nombre de personnes en France. L’Union européenne participe de toutes ses forces à cette politique désastreuse, à cette conception du monde perverse, à cette culture de mort. Elle renforce un système qui relève très exactement de ce que l’on appelle une structure de péché. Enfermée dans son dogme absurde, elle n’a aucun souci de la détresse qu’elle fait naître. La Commission a même osé lancer une enquête contre les éleveurs français, accusés de s’entendre sur les prix. Peut-on imaginer procédure plus indécente quand on sait que le drame des éleveurs est qu’ils vendent à perte et que nombre d’entre eux sont obligés de renoncer à une activité qui les ruine beaucoup plus qu’elle ne les enrichit ?

En agriculture, le seul modèle de production capable de supporter la concurrence sans frontières promue par l’Union européenne est un modèle industriel qui traite les plantes et les animaux comme des produits fabriqués et non comme des êtres vivants. Dans les fermes-usines, les vaches vivent sur des tapis roulants, n’ont pas de nom et ne voient jamais la lumière du jour. Les poules pondeuses vivent sur une surface inférieure à celle d’une feuille A4, leurs petites cages empilées les unes au-dessus des autres. Il faut leur donner préventivement quantité d’antibiotiques pour éviter les ravages de la promiscuité. Les qualités nutritives et gustatives de la nourriture obtenue dans ce type d’élevage sont exécrables. Ces méthodes n’ont aucun sens, aucune rationalité sauf celle du profit à très court terme. Ce n’est pas ainsi qu’un chrétien prend soin de la création et des créatures vivantes.

Le modèle économique qui est aux fondations mêmes de l’Union européenne n’est pas chrétien. Le pape a eu plus d’une fois l’occasion de dénoncer ses ravages depuis l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII jusqu’à la toute récente Laudato de François. Les dogmes de l’ultra-libéralisme, qui servent de catéchisme à la Commission européenne, n’ont jamais rencontré l’approbation de l’Église catholique. Le libéralisme sans limite n’est pas un modèle économique défendu par l’Église catholique (qui n’en défend aucun en particulier et ne les juge qu’en fonction de leurs conséquences humaines), or, c’est bien lui qui forme la colonne vertébrale de l’Union européenne. Si l’on veut changer de modèle, il ne faut pas réformer l’Union européenne car on ne réforme pas sa colonne vertébrale. Il faut construire autre chose, penser une tout autre structure.

De l’erreur d’avoir une utopie comme projet politique

Mais peut-on construire autre chose ? Est-il souhaitable d’unir les peuples d’Europe dans un grand ensemble politique ? Cela n’a pas de sens de penser qu’une union politique peut nous épargner le retour de la guerre. La guerre civile est une réalité fréquente, surtout dans les entités politiques construites en dépit de la volonté de ceux qui y vivent.

D’un point de vue théologique, espérer trouver une forme de gouvernement permettant l’établissement d’une paix perpétuelle est une erreur manifeste, nonobstant le fait que des gens aussi intelligents que Kant ont pu la commettre. En effet, seul le Royaume de Dieu, établi lors du retour du Christ à la fin des temps, peut correspondre à ce rêve. Aucune construction humaine, et encore moins une construction qui se passe volontairement de demander l’aide de Dieu, ne peut y parvenir. L’Union européenne ne peut réussir là où le Saint-Empire, animé pour une bonne part d’intentions réellement chrétiennes, a échoué. Si une telle construction politique était possible, elle prouverait que l’homme peut se passer de Dieu pour construire un monde harmonieux. Elle prouverait que l’homme, capable de réussir Babel, n’a donc pas besoin du Salut offert en Christ, c’est-à-dire de l’Incarnation, de la Passion et de la Résurrection. Aucun chrétien ne peut donc admettre que la société idéale soit autre chose qu’une utopie inaccessible en ce monde sans remettre en question les points les plus fondamentaux de sa foi.

Si bonnes et louables qu’aient pu être les intentions des défenseurs de la construction européenne, leur projet repose sur deux erreurs anthropologiques majeures : la première, que le nationalisme serait la cause unique de la guerre, alors que les conflits entre nations ne sont qu’une forme parmi d’autres de la guerre ; la deuxième, qu’il est possible d’établir une forme de gouvernement empêchant mécaniquement le déclenchement de la guerre.

Toute construction politique humaine ici-bas est, pour un chrétien (et pour tout esprit réaliste), forcément imparfaite et incapable d’éviter les dérives, les problèmes, les déchirements et la guerre. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire des efforts pour améliorer les choses : cela veut dire qu’il ne faut pas vivre dans l’illusion qu’on pourra atteindre la perfection. Dieu seul est parfait. César ne le sera jamais, quand bien même il serait saint Louis ou Robert Schuman. C’est pourquoi les chrétiens ne sont pas appelés à lancer des révolutions pour trouver la forme de gouvernement insurpassable mais à s’impliquer dans les institutions de leur temps afin de les orienter au service de l’humain plutôt que de la gloire personnelle ou du profit des dirigeants. Ils doivent être de modestes artisans de paix, pas les grands architectes d’un système implacable où l’homme ne serait plus libre de commettre le mal.

Que des athées matérialistes s’attellent à la tâche de mettre en œuvre le gouvernement idéal, c’est presque compréhensible, bien que cela traduise chez eux une méconnaissance regrettable des réalités humaines et naturelles (l’instinct de territorialité, de conflit et de meurtre étant déjà très développé chez les animaux, en particulier les primates). Que des chrétiens sincères n’en voient pas l’impossibilité dans leur propre conception des choses et ne prennent pas garde aux risques générés par toute tentative de reconstruire Babel, c’est plus étonnant. Car tous ceux qui ont tenté de faire prendre corps à une utopie dans notre réalité pleine d’imperfections et d’hommerie ont provoqué des catastrophes. Les régimes totalitaires du XXe siècle devraient nous avoir au moins appris cette leçon.

L’Europe est une région du monde très peuplée, avec une longue histoire et des peuples variés qui y ont élaboré au fil du temps des cultures différentes. Voisines, bien sûr, ressemblantes souvent, mais différentes. La coexistence forcée au sein de l’Union européenne est de plus en plus difficile. On voit les insultes refleurir, un mépris et une haine de l’autre grandir à nouveau. Voilà que les Grecs sont paresseux, les Allemands arrogants, les Français superficiels… Les pires clichés de l’époque du nationalisme triomphant ont retrouvé toute leur vigueur. C’était bien la peine de faire tant d’efforts pour constater qu’un groupe entier de pays est surnomme PIGS par les technocrates ! Au lieu de travailler ensemble en bonne intelligence et dans le respect de chacun, la nécessité de construire un ensemble commun gouverné de la même façon et avec les mêmes règles exacerbe les différences jusqu’à en faire la source de différends permanents. Et c’est normal. Les États multiculturels qui ont existé jusqu’à présent étaient des États plutôt autoritaires, souvent dirigés par un groupe dominant les autres. Les États plus démocratiques sont au contraire culturellement plus homogènes et, lorsqu’ils voient cohabiter des communautés différentes en leur sein, cela crée des tensions et des conflits. Comment faire autrement ? La démocratie suppose un peuple et que ce peuple ait conscience de lui-même, c’est-à-dire conscience de l’unité de ses membres dans une communauté de destin. Il est également indispensable que les citoyens puissent se comprendre pour pouvoir participer au débat démocratique : comment faire sans langue commune ? Le seul pays à y être parvenu est la Suisse où l’implication directe et constante des citoyens en fait les gardiens vigilants de la démocratie. Et la Suisse a sagement renoncé à entrer dans l’Union européenne, justement pour pouvoir préserver ses institution et son équilibre démocratique…

Il ne peut pas y avoir d’entité politique unique en Europe, sinon un régime autoritaire écrasant les peuples et leurs différences. C’est exactement ce vers quoi la Commission européenne se dirige. Au nom d’un bien supérieur défini selon les principes qui la gouvernent (et qui n’ont aucun rapport avec le véritable bien commun), l’Union européenne ne tient aucun compte de la volonté des peuples exprimée par des référendums ou des élections. Elle ne cherche ni le bonheur ni la liberté des Européens. Elle cherche à construire le plus vaste marché possible, où les entreprises pourront faire le plus d’affaires possible. Il n’y a pas de place dans son univers pour une doctrine sociale, pour le respect des plus faibles ou pour toute structure traditionnelle de solidarité (à commencer par la famille). Seul l’agent économique individuel existe, pas la personne humaine complexe.

Bien sûr, les individus qui sont aux commandes peuvent avoir, eux, le souci d’agir selon des valeurs morales. Ils le font, nuançant un peu les politiques. Mais la structure est viciée en son principe et ses logiques de fond finissent par s’imposer.

La directive détachement des travailleurs nous en fournit un exemple : elle incite à embaucher les citoyens du pays européen offrant la plus faible protection sociale puisque ce n’est pas sur le niveau de salaire que le commanditaire fait des économies (il doit payer un salaire correspondant au pays où s’effectue le travail – encore que l’on sache que la fraude est importante car le système n’est pas contrôlable de façon efficace et facilite donc la triche) mais sur les charges sociales (puisqu’elles dépendent elles du pays dont le travailleur est ressortissant). L’avantage concurrentiel auquel cette directive donne de l’importance est donc la faiblesse de la protection sociale. Chaque travailleur détaché venant en France constitue donc pour le système de protection sociale français un manque-à-gagner (et les emplois non pourvus dans les pays d’origine ralentissent à terme le développement de tout l’est de l’Europe). Personne n’a évalué le total que cela représente. Par ailleurs, on peut penser que ce manque-à-gagner est renforcé par l’adaptation que les gouvernements français sont bien obligés de faire : ils diminuent les charges sur les bas-salaires pour permettre aux entreprises françaises de survivre mais cela constitue bien évidemment une menace à long terme pour le financement du système. Nous savons parfaitement qui est appelé à payer les conséquences de ces principes pervers : les retraités, les malades, les handicapés et tous les petits, les faibles et les pauvres qui n’ont pas d’autre protection que celle que leur offre l’État. Les plus riches auront toujours les moyens de s’offrir une assurance privée. Cette directive est à l’opposé de toute doctrine sociale et de toute conception chrétienne de la solidarité. Elle est archétypique de la façon dont se traduisent dans la réalité les « valeurs » de l’Europe.

Bien sûr, la plupart des européistes n’ont pas perçu la logique de fond du système et le croient compatible avec les autres valeurs plus nobles qui leur sont chères. Et c’est pourquoi ils découvrent toujours avec surprise les effets délétères de leur Union européenne chérie. Ils préfèrent trouver d’autres causes aux problèmes (à commencer par l’argument massue « Tout ça, c’est parce qu’il n’y a pas assez d’Europe ! »). Ils ruinent l’agriculture, minent la dignité des agriculteurs avec la mise en place de réglementations néfastes et s’imaginent que quelques subventions permettront de revenir à un état de prospérité et de bonheur. Ce n’est jamais le cas, pour aucun secteur, mais on peut toujours trouver un autre responsable, et surtout les fameux « égoïsmes nationaux ». Il n’y a pourtant pas d’égoïsme national. La nation est par définition une communauté qui rassemble et qui unit au-dessus des intérêts particuliers. Dans une démocratie, cette union est volontaire. C’est en son sein que réside l’intérêt général alors qu’il ne peut pas y avoir d’intérêt général à l’échelle européenne car les Portugais, les Estoniens, les Tchèques et les Maltais ne partagent pas un intérêt commun. Ce qu’on appelle « égoïsmes nationaux », c’est le fait que les hommes vivant en Europe ne sont pas des électrons libres capables de s’installer indifféremment d’un bout à l’autre du continent. Ils forment dans chaque pays une communauté avec leurs compatriotes, ils ont des racines, ils ont une famille et des liens qui les unissent les uns aux autres dans le temps et dans l’espace. Ils ont des mythes fondateurs et un roman national qui donnent un sens à la succession d’événements qui forment leur histoire et qui constituent l’identité de chaque peuple.

Ce qui fait des hommes des frères et du christianisme une religion à vocation universelle, c’est que le Christ est l’homme nouveau venu sauver tous les hommes. C’est Dieu qui est le principe d’unité dans la foi chrétienne. Et seul lui peut l’être. Or, malgré l’action de Dieu et de l’Esprit, les chrétiens eux-mêmes se sont amplement déchirés et divisés en obédiences diverses. Il n’est guère raisonnable, pour un croyant, d’espérer que les choses pourraient mieux se passer entre des hommes qui ne sont unis par rien qui ait ne serait-ce qu’un semblant de la force de l’Esprit Saint. Penser que la bonne volonté humaine suffit n’est pas compatible avec la foi chrétienne. Et, d’ailleurs, cela n’a aucun sens au regard de l’histoire.

Les États sont des constructions de l’esprit humain reposant sur l’histoire et non sur l’utopie. Ils ne sont ni éternels ni parfaits ni immuables mais ils sont le fruit d’un processus long. Ils défendent leurs citoyens en défendant leur intérêt. Les États sont des organisations contingentes qui ne cherchent pas à créer un homme nouveau ou à établir un régime insurpassable mais à survivre et à assurer à leur population les meilleures conditions de vie. L’Union européenne, au contraire, défend le dogme autour duquel elle a été construite et ce dogme est très loin de faire partie de ceux que peut reconnaître une Église chrétienne. Son objectif est d’établir le système de gouvernement ultime, libéré des aléas de l’histoire. La foi chrétienne, pour qui Dieu lui-même s’est incarné dans le temps des hommes, s’est révélé à l’ensemble de l’humanité à travers l’histoire d’un peuple particulier et a endossé la contingence du monde pour le sauver, ne peut s’accorder avec un projet qui, au fond, prétend dépasser toute forme de contingence. L’impossibilité d’atteindre le but fixé ne peut que rendre l’institution de plus en plus autoritaire, prête à exclure et détruire tous les boucs émissaires qu’elle désignera pour ne pas avoir à reconnaître son propre vice de fondation.

Ainsi, il est parfaitement logique qu’un individu, mû par ses convictions chrétiennes (ou par sa lucidité sur la nature humaine), décide de défendre la souveraineté des États démocratiques face à un monstre technocratique et inhumain, une Babel moderne : l’Union européenne. Par conséquent, et quoi qu’en pensent ceux qui se laissent abuser par les beaux discours et les apparences de moins en moins trompeuses, le chrétien soucieux de remplir ses obligations civiques, comme l’Église le lui recommande, et de mettre en cohérence ses opinions politiques et sa foi, est tout à fait fondé à considérer qu’il doit se détourner du Veau d’or européen et défendre la souveraineté nationale. Car détruire les États pour soumettre les peuples à une technocratie dogmatique, ce n’est pas être artisan de paix, c’est être fauteur de haine et de guerre, même avec les intentions les plus pacifiques du monde.

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